Amitiés éthyliques

– On va encore être complètement bourré.

– Et alors ? T’aimes plus ça, être bourré ?

– Non, plus vraiment. C’est fatigant... à la longue.

– Commence pas à faire le peine à jouir, hein ? C’est pas parce que tu te poses des questions qu’il faut oublier le corps. Faut savoir distinguer entre les préoccupations de la chair et ceux de l’esprit. Ce n’est pas la même chose. Suffit de faire la différence et à chaque jour sa peine. Y’a pas mal à se faire du bien, à se mettre la tête à l’envers de temps en temps. Tu sais quoi ? On va aller se finir dans un bar, se mettre minable une bonne fois pour toutes, et on reparlera de tes problèmes existentiels.

– Y en a marre de l’alcool. Ça abrutit. Même les plus brillants deviennent cons avec l’alcool : tout de suite la véhémence, le narcissisme échevelé, le contentement de soi et la suffisance imbue. On perd tout sens de la mesure avec l’alcool.

–  C’est ça qui est magnifique dans l’alcool, la démesure.

– Foutaises. Même les plus réservés deviennent des monstres de prétention dès qu’ils ont un coup dans le nez ; ils changent en quelques verres ; deviennent quelqu’un d’autre, se caricaturent en personnages grotesques sûrs de leur bêtise, de leurs jugements et de leurs vérités. Essaye un jour, pour voir, d’aller à une fête ou à un repas de famille sans boire une goutte d’alcool, et tu verras comment tout le monde hurle ses opinions, comment ça gueule de partout ses idées sur le monde, sur la politique, le sport ou l’art, dans des jugements à l’emporte-pièce, sans aucun recul, sans aucune distance critique. Un véritable défilé de préjugés et d’idées toutes faites, le festival bruyant de l’assurance conne, le carnaval bigarré et pétaradant du contentement roi. Et le plus effrayant, c’est de penser qu’on est pareil quand on a bu.

– Mais l’alcool désinhibe, libère. Ça permet de se lâcher, de sortir de soi, de ce contrôle permanent qu’on est obligé d’avoir à longueur de journée. C’est très subversif l’alcool.

– Faut être sérieusement aliéné – et pas mal aviné – pour se convaincre d’une chose pareille. La seule chose qui libère, c’est la liberté. Ce n’est pas l’alcool ou les drogues. Interdis l’alcool, retire les drogues et supprime la télé, et c’est la révolution dans la rue. Et pas pour récupérer ses addictions.

– In vino veritas, et puis l’alcool, ça permet de baiser. Ça rend léger, euphorique, ça éveille le désir, ça rend les corps sensibles.

         – « Sensibles » ? Tu plaisantes ? « Réveille le désir » ? Tu veux parler de cette envie rageuse de tirer son coup à tout prix en fin de soirée avec la première conne venue ou avec le dernier des boudins ? Pour n’arriver qu’à jouir péniblement dans un orgasme stupide au bout de deux heures de lime ? Avec la terrible gêne au petit matin et l’envie de partir en sautant par la fenêtre ?

– Quel réac ’ tu fais, finalement. Tu vires très gauche-morale, limite catho.

– Marre des révolutionnaires qui n’ont le courage de leur engagement que bourrés, des « amis » qui t’affirment la nuit avec audace et conviction des choses qu’ils n’osent pas même penser le jour, et des filles qui ne baisent que quand elles ont bu et qui ne disent « je t’aime » que quand elles sont saoules.

– Tu veux un autre saké ?

– Complet.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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