Le mal-aimant

Sans argent ni statut social, un jeune trentenaire parisien expérimente malgré lui les grandeurs et les misères du donjuanisme. Qui, de l'adolescente en bord de mer ou de la voisine du dessous, de la femme d'affaire travaillant pour le show-biz ou de l'Américaine à la retraite, de l'étudiante en arts-appliqués ou de la fille de soirées, de la banquière ou de la caissière de supermarché, de la médecin-psychiatre ou de la restauratrice d'oeuvres-d'art sera capable de le rendre à l'amour ? Parviendra-t-il à oublier la passion perdue et les fantômes qui le hantent ? Quand, surtout, cessera-t-il d'exiger des autres ce qu'il est lui-même incapable de donner ?

Le Mal-aimant est la suite de La course aux étoiles, où l'on suit les errances et les trajectoires d'un homme qui découvre en même temps l'écriture et la vraie liberté, et qui ignore encore où cela va le mener. Depuis l'étranger une jeune femme veillera, presque à son insu et aux prix de souffrances qu'il ne soupçonne pas, à la fortune de son échappée. 

(premier chapitre en libre accès)

 

 

1

 

Émilie, allongée sur une serviette, regarde l'horizon et la mer, les touristes frileux qui n'osent pas se baigner, les enfants qui jouent ; un piercing brille au centre de son ventre, ses doigts distraits pianotent sur sa peau de crème solaire et de sable. Blandine envoie la balle du plus fort qu'elle peut, elle attend appliquée, jambes cambrées et chevilles plantées dans le sable, le retour de service ; elle a ramené les bras pour joindre les mains l'une dans l'autre, faisant ressortir un peu plus des seins déjà serrés dans un haut de maillot blanc. Magali crie à la réception de la balle, les bracelets de ses poignets la meurtrissent ; entre deux volées, sûre de son effet, elle prend soin de réajuster un deux-pièces vert pomme qui contraste, éclatant, avec une peau foncée par le soleil. Adossées à un bateau pneumatique, Hélène et Audrey répondent à un questionnaire d’un magazine féminin qui provoque leurs moqueries répétées ; entre deux éclats de rire elles lèvent la tête vers moi pour avoir un « avis de mec. » La plupart du temps je n’en ai pas, j’émets l’hypothèse que je n’en suis peut-être pas un. Hélène s'insurge, non je te rassure t'en es un, d'un coup de reins elle dresse un corps de sportive au dos en V et aux cuisses musclées et propose à Audrey d'aller se baigner. Celle-ci hausse des épaules en pointe, le cou se délie, laissant saillir les clavicules, pas maintenant, peut-être plus tard ? Hélène se lance dans un sprint qui la précipite vers les vagues, un plongeon athlétique et la voilà sous l’eau, elle réapparaît quinze mètres plus loin, se retournant vers nous en plaquant des deux mains ses cheveux en arrière. Je lève les yeux au ciel, j'observe les mouettes rieuses qui passent et repassent au-dessus de nos têtes. Ce soir, je vais dîner avec ces cinq filles, dont la plupart n'ont pas vingt ans, je vais rester à dormir et partager avec elles pendant quelques jours un deux-pièces en front de mer. Je connais pas mal d’amis qui tueraient pour se retrouver à ma place, me croiront-ils seulement à mon retour ? Ils me détesteront sûrement en secret, s’ils savaient, à quel point je suis malheureux. Hier, lorsque Erwan et Telma m’ont raccompagné de la plage, voulant jouer les aînés je les ai pris par les épaules, sous mes bras comme des enfants, mais c’étaient eux qui me soutenaient, ils m'ont porté pour m’aider à marcher jusqu’à la voiture, j’avais perdu en nageant la bague qu'Estelle m’avait offerte à Bangkok, l’eau poisseuse et le froid ont défait le dernier lien qui me rattachait à elle, je suis resté inconsolable. Sur le chemin du retour, on est passé voir les filles, j’ai beaucoup parlé, je les ai faites rire – le désespoir offre parfois ce genre de légèreté –, j’étais accueilli chez elles avec plaisir, à l’unanimité. Telma a dit en sortant, Fred, quel séducteur tu fais, je n’ai pas su comment le prendre, comme un compliment ou un reproche. Hélène a couru pour nous rattraper, pour me rapporter la bouteille d’eau que j’avais oubliée sur la table du salon et pour me redire « à demain », Erwan et Telma en avaient ri dans la voiture, ils n’avaient jamais vu de prétexte aussi gros. Le vent se lève, de larges nuages sont apparus, Audrey et Émilie commencent à se rhabiller, Hélène sort de l’eau en grelottant, elle s’enroule dans une serviette en se frictionnant, Audrey propose de rentrer ; nous ramassons les affaires, les sacs, le bateau gonflable, prenons à la queue leu leu le chemin de l’immeuble à deux pas. Alors c’est toi qui nous fais à manger ce soir ? qu’est-ce que tu vas nous préparer de bon ? Moussaka, accompagné d’un bourgogne, hum, ça va nous changer du jambon chips coca, depuis le temps qu’Émilie nous parle des talents culinaires de son voisin parisien. C’est vrai qu’Émilie et moi nous sommes faits quelques dîners en tête-à-tête avant les vacances, mais il ne s’est rien passé, en dépit de quelques ambiguïtés, peut-être ce soir ? je la sens distante depuis mon arrivée, presque fuyante, a-t-elle rencontré quelqu’un ici ? Hélène est beaucoup plus volontaire, ses yeux sont pleins de promesses et d’envie à mon égard, difficile de ne pas s’en apercevoir, mais précisément c’est cela qui me refroidit. Magali est de loin celle qui me touche le plus, surtout dans le maillot de bain vert pomme, mais elle est mineure et j’ai cru comprendre qu’elle avait un « amoureux » à la ville. J’avoue que je n’aurai rien non plus contre la générosité de Blandine ou la grâce élancée d’Audrey, l'humour acerbe ajoutant à la finesse du corps ; Blandine est plus réservée, plus réfléchie, semble plus mature que ses copines, moins dupe des jeux de séductions, en tout cas du mien, ce qui la rend toute aussi désirable. Je n’arrive pas à me décider, je me fais un peu pitié, je me sens capable de les aimer toutes, d’en aimer aucune, je ne sais même pas si je sais encore baiser. Arrivé à l’appartement, c’est la ronde des douches pour s’enlever le sable et le sel, j’insiste pour passer en dernier, galanterie oblige ; je m’installe dans le salon, tourne le dos au couloir qui donne sur la salle de bain, par égard pour leur pudeur, je refuse surtout d’entrapercevoir quoi que ce soit. J’attrape les Confessions de Rousseau pour patienter – cinq filles à se laver, ça peut prendre du temps. Le doux souvenir de cette journée ne coûtait rien à ces aimables filles ; la tendre union qui régnait entre nous valait des plaisirs plus vifs, et n’eût pu subsister avec eux : nous nous aimions sans mystère et sans honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi. L’innocence des mœurs a sa volupté, qui vaut bien l’autre, parce qu’elle n’a point d’intervalle et qu’elle agit continuellement. J’entends des rires provenant de la salle de bain, mon imagination travaille ; je vais sur le balcon allumer une cigarette que je ne trouve pas bonne, je l'écrase avant de l’avoir finie ; j'observe les derniers vacanciers quitter la plage les bras chargés de nattes, de parasols et de glacières, prendre leur voiture pour se retrouver coincés dans l’embouteillage gigantesque qui longe la plage sans fin de Saint-Jean de Mont. Tu peux prendre ta douche. Déjà ? les filles se sont pressées, elles m'ont laissé de l'eau chaude, je ne me fais pas prier. La salle de bain est pleine d’eau et de vapeur, la buée recouvre tout, la main cherche dans le miroir le visage, les yeux demandent où je suis, autour de moi des maillots de bain, des soutiens-gorges, des petites culottes sèchent en gouttant. Des boites de tampons, des ustensiles de maquillage, des parfums débordent de l’unique placard et recouvrent le lavabo, je fais une place pour le rasoir et la bombe de mousse. Lavé, rasé de près, les cheveux démêlés, je me sens un peu mieux, à peine, j’enfile un ensemble en lin ramené d’Indonésie, mets un peu de parfum, j’ai le droit aux compliments en sortant, très cher, les filles ont installé les chaises sur le balcon pour regarder le coucher de soleil, l’heure de l’apéritif que j’attendais depuis le milieu de l’après-midi a enfin sonné. D’habitude je n’aime pas le Martini mais là je le savoure plus que de raison, je laisse le cerveau s’engourdir et le regard se perdre dans le vide, je me berce du papotage des filles. Hélène veut prendre une photo du couchant, depuis la plage de préférence, sur le ponton ce serait encore mieux, il faut qu’elle se dépêche avant que le soleil ne disparaisse entièrement sous la ligne de l’horizon ; elle attrape l'appareil et sort précipitamment, on l’entend dévaler en trombe les escaliers de l’immeuble, on la suit des yeux depuis notre surplomb en béton, une fois sur le sable elle enlève les chaussures et entame une course folle. On admire la foulée, les commentaires vont bon train, quelle tenue, quelle allure, notez la position des mains, des grandes gerbes de sable jaillissent sous les pieds, elle accélère à mesure qu’elle se rapproche du but, va-t-elle y arriver ? Le demi-cercle orange que l’on apercevait il y a à peine deux minutes a presque disparu, il ne reste plus qu’un arc incandescent qui se fond dans l’océan. Il est temps de se mettre aux fourneaux, il faut préparer les aubergines, la viande, tout cela demande du temps et les filles ont faim ; je décline les propositions d’aide d’Émilie et d’Audrey, la cuisine est petite, j’ai juste besoin d’un verre et de musique. Blandine a mis le Grâce de Jeff Buckley que j’ai amené, je laisse la porte entrouverte pour pouvoir l'entendre. Seul face aux plaques, je me découvre des scrupules, ne vais-je pas semer la zizanie au sein de la joyeuse bande de copines ? J’ai plus de dix ans d’écart avec Magali, neuf avec Audrey et Blandine, huit avec Émilie et Hélène, l’abus n’est pas loin. Que se passera-t-il à la rentrée, lorsque Émilie recevra ses amies lors de soirées ? Avec la fenêtre de sa cuisine qui donne directement sur mon canapé-lit ? On ne sort pas avec ses voisines, me répètent les amis rabat-joie, de même qu’on ne sort pas avec les collègues de travail ou avec les amies de ses amis, ou les copines de sa sœur. Mais on sort avec qui, alors ? avec des inconnues croisées dans le métro ? Des étrangères rencontrées sur Internet ? Hélène est rentrée de sa chasse au cliché, elle vient me voir, qu’est-ce qui sent bon comme ça ? le cumin, elle est encore un peu essoufflée, les cheveux collés sur le front, des gouttes de sueur perlent au cou, la robe est mouillée jusqu’aux cuisses, les jambes sont pleines de sable, elle sourit, je suis bonne pour une autre douche, l’échauffement de l’effort fait ressortir le bronzage, les yeux me regardent avec appétit, je ne sais pas si c’est le plat ou moi qui provoque ça, elle se retourne pour fermer la porte, s’adosse à elle les mains dans le dos. Je lui propose un verre, tout en continuant à cuisiner l’interroge sur ses études, licence de Bio, elle est en avance sur ses copines qui sont toujours en deuxième année, le master qu’elle veut faire, elle me demande sur quoi j’ai fait le mien, l’éternel retour, Nietzsche, on en vient à ce qu’elle doit probablement déjà savoir par Émilie, les concours ratés, les espoirs déçus en musique, la convalescence sentimentale après la fin d’une histoire de sept ans. À l’évocation de la rupture, ses yeux s’attristent, son visage se désole, son attendrissement m’émeut, oui, ce n’est pas évident, j’imagine. Elle se ressert un verre, je tends le mien, on trinque, à la nôtre alors ? elle part se doucher, j’ouvre les autres bouteilles, les goûte une à une. Je reviens au salon, les filles ont sorti le grand jeu, robes de soirée, bijoux, maquillage, je suis ébloui, il fallait bien te faire honneur, à toi et à ta cuisine, très flatté, Audrey et Émilie se parfument devant le miroir, se hument mutuellement le cou, les poignets, tergiversent, celui-ci ou celui-là ? Blandine et Magali finissent de mettre la table, je m’assois au milieu d’elles, un peu décontenancé, leur sers à chacune du vin. Hélène nous rejoint, toute en beauté elle aussi, robe longue, boucles d’oreilles, rouge à lèvres, elle me sourit, je lui tends un verre, je ne peux m’empêcher de voir la trace qu’a laissée la bague sur le doigt, le dénivelé de la peau, la marque blanche sur le bronzage, combien de temps va-t-elle rester avant de disparaître ?

 

 

Alors mon salaud ? je veux que tu me dises tout, tu m’entends, tout, je veux que tu m’épargnes aucun détail, tu peux rien cacher à ton vieux Ben, tu sais qu’ici tout le monde est au courant ? Ouais je t’appelle du boulot, raconte, mais raconte, attends il faut que je me pince la bite, j’ai un afflux sanguin, vas-y, j’écoute, non, j’te crois pas, putain c’est pas vrai, ça commence comme du Max Pécas et ça finit comme du Rohmer, nan j’ai jamais vu de film de Rohmer, faut absolument qu’on se voit, t’es rentré quand ? t’aurais pu m’appeler avant, enfoiré, ouais ça va, en bouclage, déjà la pression, c’est mon père qui va pas très bien, les nouvelles ne sont pas bonnes, c’est pour ma mère aussi que c’est dur, oui je leur dirai, c'est gentil, j’t’ai dit que je repartais en Nouvelle-Zélande ? pas longtemps, quinze jours, putain j’suis amoureux grave, elle est trop mignonne cette petite, après c’est elle qui vient normalement, j’t’ai pas raconté pour Alex ? Parti une semaine en Californie pour le catalogue de la boite, rencontré là-bas une top-modèle, tombés fous amoureux l’un de l’autre, un plan cul de folie, il ne parle pas un mot d’anglais, elle ne parle pas un mot de français, ils s’appellent, ils restent des heures au téléphone, qu’est-ce qu’ils peuvent bien se dire ? C’est tout lui ça, sacré Alex, et toi mon Frédo, qu’est-ce que tu vas faire cette année ? T’as commencé tes chroniques ? Tu sais que je commence à me faire des relations ici, faut que je te présente le chef de rubrique, un mec excellent, la musique avec Marc ça marche ? à la Guinguette-Pirate, c’est bien cet endroit ? un nouveau guitariste ? je viendrai vous voir, promis, tes parents ? le café ? c’est sûr ils divorcent ? c’est dingue, après toutes ces années, faut vraiment qu’on se voit, j’ai touché une beuh mortelle, et de la coke tu m’en diras des nouvelles, eh ouais, c’est ça le milieu de la mode, le show-bizzz, Pierrot m’a raconté depuis qu’il bossait il s’était mis dans le nez l’équivalent du dernier coupé Mercedes, il aurait pu se le payer, cet idiot, l’autre jour avec sa stagiaire la capote qu’a lâché il m’a trop fait rire, ouais il a aussi remis ça avec son ex, Jeanne, il a déconné, c’est elle qu’a l’appartement maintenant, un jour elle va lui annoncer qu’elle est enceinte, il sera pas dans la merde, mon Frère ? Oh Éric tu sais c’est Éric, toujours dans les produits surgelés, peut-être une promotion, il sort avec sa prof de tai-chi, mais elle a déjà un mec je crois, et toi Estelle tu la revois ? faudrait peut-être passer à autre chose, l’oublier, une nouvelle voisine ? mignonne  ? dis donc toi, tu veux pas te calmer avec tes voisines ? tu vas finir par foutre la merde dans ton immeuble.

 

 

La serrure fait entendre le petit clic, je pèse de tout mon poids sur la porte qui s’ouvre en grinçant, la main tâtonne dans le noir pour trouver l’interrupteur, je regarde machinalement dans la boîte aux lettres, sachant pourtant qu’aucune tournée de facteur ne s’effectue durant la nuit ; un petit papier blanc repose sur le fond, je penche la tête, arrive à lire mon prénom dessus écrit à la main. Je l’attrape du bout des doigts, décolle le petit scotch qui le scelle. « Fred, devons-nous vraiment attendre la fin de l’été avant de nous revoir ?! Je dis ça, je dis ça, mais en fait je ne suis pas libre avant ce week-end. Peut-être que la semaine prochaine serait une meilleure idée… Pour un apéro en terrasse, ou chez moi, ou chez toi, ou ailleurs… ? Tiens-moi au courant. Gaëlle. P.-S. Si tu as, comme moi, la lumineuse idée de laisser un mot dans ma boîte aux lettres (ou si, comme moi, tu n’as pas de post-it…), mon nom est Duchâteau. » Je relis le billet en attendant l’ascenseur, une fois dedans cherche dans l’écriture, dans le tracé sensible de la main, dans le choix des mots et dans le silence des points de suspension tous les doubles sens et les sous-entendus possibles. Chez toi ou chez moi ? voici mon nom, devons-nous vraiment attendre ? Je glisse la clef dans la serrure, referme la porte derrière moi, je pose le papier dans l’entrée, m’affale sur le canapé, quand est-ce qu’on s’est vu la dernière fois ? C’était avant les vacances, le concert au parc floral de Vincennes, Elvin Jones j’en avais pas grand chose à faire, même si je suis batteur, j’étais là pour elle, Patrice se demandait ce que je foutais, c’était un peu trop évident, elle allongée dans l’herbe à côté de moi, sous les arbres avec la musique, j’ai préféré attendre, j’avais d’autres filles en tête ; il m’a trouvé bien difficile, lui si proche du mariage, dans les yeux et la voix j’ai senti l’agacement, et l’envie. Il y a bien eu cette soirée chez elle à se finir au rhum après un bar avec des amis à elle, on commençait à être bien soûl tous les deux, assez proche l’un de l’autre sur son petit canapé inconfortable ; je ne sais pas si c’était la déco, provisoire, l’éclairage, trop cru, le livre de Philippe Labro par terre ou le disque de Clapton posé sur la chaîne, mais une fois les amis partis quelque chose m’a bloqué, malgré l’ivresse, je suis rentré me coucher, je ne me suis pas branlé en pensant à elle – j’ai voulu prendre ça pour un bon signe. J’ouvre la fenêtre sans faire de bruit, me penche à la rambarde pour voir si c’est allumé, pas de lumière, il est tard elle doit dormir, demain je laisserai un mot dans sa boîte, ou un post-it sur sa porte, je l’inviterai chez moi à manger thaïlandais. Je déplie le canapé, accroche à la fenêtre le sarong qui fait office de rideau, me déshabille et me couche ; j’imagine Gaëlle, l’endroit où elle dort, je connais l’emplacement de son canapé-lit, juste en dessous du mien, je visualise nos deux corps, à trois mètres, l’un au-dessus de l’autre.

 

 

Ma mère apparaît sous le grand palmier du hall, une valise à roulettes à la main ; mon père marche derrière elle, portant un sac en bandoulière. Je ne comprends pas ce qu’il fait là, ma mère m’a téléphoné hier pour me dire qu’elle partait en vacances dans le Sud, son train était Gare de Lyon, comme j’habite à côté et que je savais qu’elle partait seule, je lui ai proposé que nous nous retrouvions avant, d’où mon étonnement. Je vais à leurs devants, bises, ma mère un peu gênée, papa a tenu absolument à m’accompagner en voiture, lui, tout gentil, pour les valises, c’est quand même plus pratique ; on s’assoit à une terrasse, sous le grand escalier du Train Bleu, on commande trois cafés, il y a une légère gêne, on ne sait pas quoi se dire, on discute de mon frère parti à la Réunion, du temps qu’il fait, du temps qu’il va faire dans le Sud, du café, oui il est bon, mon père regarde le papier qui enveloppe le sucre, leur distributeur c’est Richard, on a travaillé dix ans avec eux. Ma mère me demande pour le travail, au mois d’août c’est calme, t’inquiète pas, va, ça reprendra à la rentrée, la semaine prochaine j’ai rendez-vous avec un mec, pour un site consacré à la fête, à la quoi ? aux sorties et à la culture, Estelle tu as des nouvelles ? Ma mère regarde mon père un peu surprise, je la vois cet après-midi, on va à la piscine ensemble, ah, bon, c’est bien si vous continuez à vous voir... et puis le sport c’est bon pour la santé, t’as perdu du poids, non ? tu sais quand t’habites plus au-dessus d’un resto, ça aide, c’est vrai qu'Estelle a toujours été une grande sportive, avec une hygiène de vie... Un ange passe. Je ne dis pas à mes parents qu’il lui arrive encore de venir dormir à la maison, qu’on couche parfois ensemble, je ne suis pas sûr qu’ils comprendraient. Je ne leur parle pas non plus de Gaëlle, avec qui j’ai couché hier soir, dans les mêmes draps, du préservatif qui m’a retiré une grande partie des sensations, je ne vais pas leur raconter le mal que j’ai à me faire aux autres corps, qui ne soient pas bien foutus, qui ne soient pas noirs, aux peaux blanches qui me paraissent sans goût ni saveur. Le train avec l’heure du départ et la voie s’affichent au grand panneau, mon père règle les consommations, on se lève, non laisse, prends la valise plutôt, on se dirige vers le quai sans dire un mot, on aide ma mère à monter les bagages, au moment de l’annonce du départ ma mère embrasse mon père, je t’appellerai, me bise en me serrant contre elle, au revoir mon grand. Nous n’attendons pas que le train démarre, je regagne avec mon père le chemin de la sortie, je suis garé au parking, je te dépose ? oh je suis juste à côté, en métro c’est direct, si c’est sur mon chemin, je t’emmène. Je marche à côté de lui en silence, j’essaye de trouver un sujet de conversation qui n’ait pas de rapport avec ma mère, avec les vacances, avec le travail ou l’argent, je n’en trouve pas, je laisse mon père parler le premier, il semble en avoir besoin, tu sais avec ta mère, oui je sais papa, c’est pas évident, j'ignore ce qu’elle a décidé, on a vu un avocat, les vacances vont peut-être la faire réfléchir, peut-être. Dans la voiture, je cherche une station de radio susceptible de nous distraire, n'en trouve pas, je préfère éteindre. On passe par où pour aller par chez toi ? Euh, par là ça ira, je descendrai en bas de l’avenue de Tolbiac, pour repartir pour toi ce sera plus simple, ça fait pas une trotte à pied ? non non, je suis comme toi, j’aime marcher. On passe le pont de Bercy, le soleil brille au-dessus de la Seine. Ça t’a pas dérangé que je te demande des nouvelles d'Estelle tout à l'heure ? non parce que ta mère, la façon dont elle m’a regardé, c’était un peu comme notre fille tu comprends, oui papa, l’argent ça va ? tu as assez ? tu touches toujours le chômage ? pour quelques mois encore, j’espère que tu trouveras d’ici là, moi aussi, si tu as besoin, t’hésites pas, maman m’a déjà dépanné, bon très bien, des nouvelles de ta sœur ? je la vois ce soir, on se fait un ciné avec une de ses copines, Jade.

 

 

Camille a mis le jean et la veste en cuir, comme chaque fois qu’elle sort avec son petit frère aux cheveux longs ; elle a délaissé les tailleurs, imperméables et autres accessoires de cadre supérieur pour la tenue du samedi soir, même si on n’est pas samedi et que ce n’est pas vraiment le soir. Elle ne me voit pas encore, sa myopie l’en empêche, je peux l’observer en venant vers elle sans qu’elle ne s’en rende compte, ce qui m’amuse toujours, de la regarder perdue dans ses pensées ou ses soucis, indifférente à son entourage ou aux passants. A deux mètres elle me reconnaît enfin, éclate de rire, ça va soeurette ? Drôle de quartier pour un rendez-vous, c’est Jade, je me faufile entre deux grosses cylindrées, Camille traverse dans les clous, c’est par là, on passe devant les vitrines de magasins de luxe qui proposent des vêtements et des chaussures de marque, les prix me paraissent ahurissants, la dernière fois que je suis venu rue du Faubourg Saint-Honoré, c'était il y a dix ans, ma sœur tient à me rassurer, ce n’est pas là qu’elle vient faire son shopping, des nouvelles des parents ? vus ce matin, maman partait, papa restait, c’était étrange, comprends pas trop leur relation, ne cherche plus trop à comprendre, moi non plus, papa m’appelle le matin avant que j’aille au boulot, je suis sous la douche, je ne réponds pas toujours, quand il laisse un message, ça me déprime pour toute la journée, sa main balaye l’air, leurs problèmes, leur intimité, j’en ai eu assez, ça a suffisamment pourri mes histoires, tu vas manger avec lui dimanche ? On tourne dans une petite rue adjacente, nouvelles vitrines, nouveaux articles, je regarde les étiquettes, une veste coûte un mois de mon chômage, des mocassins à glands deux. Camille s’arrête devant une propriété protégée par une grille à pointes dorées, sonne à l’interphone, oui ? Venez, j’ai presque fini, on passe par une petite cour intérieure pavée, je suis ma sœur qui a l’air de connaître le chemin, fontaine, plantes vertes, larges portes à doubles battants, escaliers en marbre, parquet lustré, moulures aux plafonds, fauteuils en cuir, rien n’indique ici que nous sommes sur un lieu de travail, si ce n’est dans l’entrée quelques placards en alu qui laissent apparaître entre leurs portes mal fermées des dossiers suspendus. Jade jaillit d’un bureau, sourire enthousiaste et œil brillant, saaalut, en tailleur et les cheveux détachés, elle est encore plus belle que la première fois où je l’ai rencontrée. Camille m’avait dit, je vais te présenter une fille, tous les mecs bavent dessus, c’est Lara Croft en vrai, moi qui avais un peu joué à Tomb Raider il y a quelques années, j’avais trouvé effectivement la ressemblance frappante, surtout pour la longueur de la natte et la paire de seins ; la peau mate, en short et en tee-shirt moulant, il ne lui manquait plus que les deux flingues de chaque côté de la ceinture, mais là, les cheveux lâchés, avec la jupe fendue et le chemisier à bout, c’est pas mal non plus. Bises rapides à Camille, un peu plus longues pour moi, la dernière en suspend, c’est quoi ton parfum ? Cool water de Davidoff, elle plonge la tête dans mon cou, le nez à deux millimètres de la peau, hume, j’aime beaucoup, je crève de faim, on va manger un morceau ? je n’ai rien avalé de la journée, avec tout ce boulot, elle attrape un énorme trousseau aux clefs innombrables, referme la porte du bureau, de l’entrée, les talons hauts frappent le parquet, le pavé et le bitume avec la même conviction. Camille m’a prévenu, Jade elle marche comme un mec, conduit comme un mec, boit comme un mec ; pour la première et la seconde assertion, je ne suis pas pressé de le vérifier, pour la troisième en revanche, il me tarde de le découvrir par moi-même. Elle se retourne vers nous, jetant d’un coup de tête les cheveux de côté, parle de sa journée, des personnes de la télé avec qui elle bosse, de ce célèbre animateur-producteur qui a pas l’air comme ça mais qu’est hyper-sympa, le cœur sur la main, elle me raconte comment elle a rencontré ma sœur, pendant un stage qu’elle faisait dans son service, comment elle était à l’époque, pour tout dire, on la trouvait un peu coincée, elle cachait bien son jeu ta sœur, on l’a un peu aidée aussi, après deux gins tonic, c’est plus la même, elle prévient, faut pas que je me couche trop tard ce soir, j’ai une leçon de conduite demain matin, faut que j’assure. Elle passe le permis moto, elle a déjà choisi le modèle en magasin, une Yamaha 750 cm3 rouge carmin. Chez le traiteur libanais, en regardant les sandwichs, je fais semblant de fouiller mes poches vides, Camille pose sa main sur mon bras, laisse, c’est pour moi, je t’en prie, non c’est moi qui régale tranche Jade, le traiteur nous prépare ça en deux temps trois mouvements, c’est délicieux mais c’est minuscule, on se fait goûter mutuellement les sandwichs, Jade croque dans le mien avec gourmandise, j’en fais de même avec le sien, j’aide Camille à finir. C’est quoi le film qu’on va voir ? Buena vista social club, un reportage sur des musiciens cubains, ah ? Jade n’a pas l’air très emballé, c’est Gaëlle hier soir qui m’a conseillé d’aller voir le film, elle avait été à Cuba l’année dernière, elle avait adoré, boire du rhum et danser la salsa toute la nuit, elle en restait nostalgique, nue dans les draps en fumant sa cigarette. Dans la file d’attente du cinéma, Jade propose des glaces, elle a encore faim, ma sœur décline, j’accepte avec plaisir, elle achète des cônes démesurés qu’on lèche dans la pénombre de la salle en discutant l’un à côté de l’autre, Camille ayant spontanément cédé sa place à Jade, en insistant. Le film à peine commencé, Jade pose le pied sur l’accoudoir du siège d’en face, la jupe fendue lui découvre presque entièrement la jambe, ma sœur jette un œil de côté, se marre en douce, je n’arrive pas à savoir si c’est ma tête ou le comportement de Jade qui est la cause de l'air légèrement moqueur dont elle ne se défait pas depuis le début de la soirée. Pendant le film, en reconnaissant la musique que j’ai entendue chez Gaëlle, j’ai des flashs de la nuit, elle a trouvé ça un peu précipité, « soudain » était plus précisément son mot, elle ne voulait pas coucher le premier soir, moi non plus, je n’étais pas très sûr, on avait le temps c’est vrai, on a fini à moitié déshabillé sur le canapé, je l’ai chauffée longtemps, elle m’a supplié, non viens, je n’allais pas me dérober. Je n’ai pas eu beaucoup de plaisir, elle n’est pas restée dormir, ce qui m’a soulagé, même si ce matin je me suis réveillé avec l’envie de la revoir. J’observe Jade en coin, qui regarde amusée les papis cubains qui s’évertuent, à quatre-vingts ans passés, à faire de la musique et à chanter l’amour. Ils ont des sourires et des prunelles d’enfants, surtout Ibrahim Ferrer, le petit vieux à casquette ; l’Américain Ry Cooder, qui est plus jeune, paraît dix fois plus âgé qu’eux.

 

 

Pierrot s’enquiert, le sourcil tombant, pourquoi t’écris pas pour la télé ? ça paye ça, Ben m’a montré ce que tu fais, t’écris super bien, j’ai des contacts si tu veux. Ne te donne pas ce mal, je ne suis pas fait pour ça, je ne suis même pas sûr que je pourrais, Ben intervient, essaye au moins, Paulo de loin, mais ouais ! Laissez tomber c’est pas mon truc, t’es con, Marc me supporte du regard, se marre de mon refus, t’as raison Fred, te laisse pas faire, Valérie le traite d’idiot, l’encourage pas toi, ah la belle équipe tous les deux. Je commande une autre tournée pour faire diversion, le serveur de l’Antenne B ne se fait pas prier, une table de neuf personnes qui alignent les demis en terrasse, ça se soigne, les cacahuètes et les olives sont distribuées sans compter, les verres sont servis sans discontinuer, j’espère aussi par la même occasion changer de place ; coincé entre Ben qui parle boulot, son frère Éric qui ne dit rien, Pierrot qui me prend la tête et Laurent que je connais à peine, je m’emmerde, je veux être avec mon pote Marc, j’aimerais surtout qu’Alex me raconte lui-même son histoire avec ce top-modèle américain. Gaëlle à côté de moi suit la cadence, boit les verres au même rythme que moi, ce qui impressionne Paulo, dis donc Gaëlle, elle parle volontiers avec tout le monde sauf avec moi, ne me témoigne aucun geste de tendresse ou d’affection, ne répond pas à ceux que je lui prodigue, n’aime pas que je l’embrasse devant tout le monde. Ça se lève enfin, pour acheter des clopes, aller aux chiottes, j’en profite pour m’échapper, vais m’asseoir à côté d’Alex que Marc n’a que trop monopolisé, le prestige de la prison, Alex en a fait cinq ans, ce qui force le respect de Marc, et un peu bêtement, son admiration, tape sur l’épaule, alors la Californie ? Un sourire entier illumine son visage marqué, des rides jaillissent au coin des yeux, hilare, la main devant la bouche, dissimulant l’éclat de dents en argent, elle m’a encore appelé hier à la maison, avec ma meuf ça craint, on est fou l’un de l’autre, une histoire de dingue, Marc force un rire qui sonne faux, et toi Estelle ? c’est fini avec elle Ben m’a dit, c’est des moments durs, mais ça va passer, elle a l’air sympa la petite là, tu l’as trouvée où ? je vois bien que c’est pas la passion, t’inquiètes, ça reviendra, avec elle ou une autre, le regard droit dans le mien, Estelle c’était autre chose je sais, allez laisse tomber. Je bois dans un verre qui ne doit pas être le mien, bouge voir Paulo, j’attends quant à lui qu’il me parle enfin de cette petite pute de l’Est qui lui a retourné la tête en Bulgarie, parti pour un reportage, il a claqué toute sa thune dans un bordel à Bucarest avec une fille à peine majeure, super belle paraît-il, il y allait tous les soirs, et même l’après-midi, des journées entières, il en est tombé presque amoureux, Ben m’a raconté en prenant soin de me donner tous les détails, tu lui répètes pas, tu fais celui qu’est pas au courant, pour qui tu me prends, je suis une tombe. Je tâte le terrain, il évoque vaguement quelque chose, me regarde de côté, garde une réserve, se doute que je sais, cherche à le deviner, finit par évoquer une fille là-bas, les yeux s’écarquillent démesurément, les sourcils font des bonds, un truc de dingue, une petite blonde, une bombe, je sais même pas si elle était majeure. A l’autre bout de la table, Gaëlle et Laurent ont l’air de bien s’entendre, je me rapproche, récupère ce qui doit être mon verre, je tape l’incruste dans leur discussion, il est photographe, voyage beaucoup, je coupe, ouais, la photo, le voyage c’est mieux sans, sans appareil le regard est plus fort, on ne pense pas à la photo qu’on va prendre, au spectacle qu’on va figer, il n’y a que le moment qui compte, sans image ni cliché, l’instant passe et c’est tout, reste le souvenir, dans la tête. Gaëlle trouve l'idée stupide, n’importe quoi, c’est beau la photo, Laurent, étrangement, est plus réceptif, hum je vois ce que tu veux dire, c’est intéressant ce que tu dis, j’insiste, rendu véhément par l’alcool, tu n’as qu’à essayer, pars un jour sans ton appareil, si tu peux. J’entends parler coke derrière moi, je tends l’oreille l’air de rien, ça m’intéresse, l’axe Ben-Pierrot-Marc est susceptible d’un achat groupé, capable de rincer tout le monde, moyennement une modeste participation de chacun, pour ceux qui veulent évidemment, où se faire un trait aussi ? On n’a qu’à aller chez Valérie, on ressort après, l’accord est vite conclu, un peu hypocrite j’ai donné le mien sans rien dire, je ne sais pas ce que va penser Gaëlle de tout ça, je ne sais pas si elle en a déjà prise, je ne tiens pas spécialement à ce qu’elle me voit en prendre. On va régler au comptoir, combien de verres chacun ? je vais encore devoir payer pour Gaëlle, ça doit être une habitude chez elle, faire payer les hommes, elle ne s’inquiète jamais de ce qu’elle doit, prend un air surpris après, merci fallait pas, en comptant mes sous je réalise qu’elle ne m’a jamais offert le moindre coup, sauf une fois, elle avait perdu un pari stupide contre moi, elle m’avait payé un mochito, presque qu’à contrecoeur, dans un pseudo bar cubain de la rue d’Oberkampf, moi qui touche le chômage et des APL qui me permettent à peine de payer le loyer et de vivre, elle qui est propriétaire de son appartement et qui bosse comme journaliste. La répartition des groupes pour les deux voitures se fait naturellement, chacun va à la connaissance, je me retrouve avec Gaëlle qui ne dit plus rien, Valérie et Marc qui sont à la joie, surtout Marc qui se frotte les mains, les autres sont montés avec Éric. Chez Valérie, la mouture se fait rapidement, dans la cuisine les traits défilent, ça fait la queue, ça renifle ostensiblement, ça se frotte la gencive avec le doigt. Je passe le billet roulé, oublie volontairement Gaëlle, Marc, attentionné, l’appelle, elle me regarde intimidée, euh, je sais pas si je dois, j’en ai jamais pris, elle me demande mon avis, te force pas surtout, c’est comme tu le sens, abstiens-toi sinon, Marc dédramatise, tu verras bien, il éclate de rire, de toute façon, au prix où ça coûte, tu risques pas de devenir accro. Je tourne le dos, ne voulant pas à voir ça, Gaëlle courbée qui prend son premier trait, je retourne au salon, monte le son sur le Kruder & Dorfmeister qu’a mis Valérie, je sens la mâchoire s’insensibiliser, un goût de pétrole vient à la bouche, les membres se laissent gagner par la musique et l’impatience. Valérie vient danser avec moi sur le rythme irrépressible des deux Autrichiens, on est d’accord, il faudrait bouger maintenant, non ? Ben, Pierrot et les autres sont partis dans de grandes discussions, je ne vois plus Gaëlle, je n’ai d’yeux que pour Valérie qui danse devant moi, élégante et sexy. Je l’ai toujours désirée, ne m’en suis jamais caché, ni à Marc qui s’en flatte, ni à Valérie que ça amuse. Avec l’alcool, la coke et la beuh, le désir se fait plus violent, je le réprime en cherchant Gaëlle du regard, elle rigole avec Marc, qui l’entretient sur la conduite à tenir, ne guette pas les effets, laisse-toi emporter, sa main montre le signe, comme ça, et quand t’es sur le bar en train de danser à moitié nue, c’est que ça va, t’es pas obligée de t’en faire une autre, euh... tu déconnes j’espère ? L’euphorie gagne le salon, Éric dans un élan d’initiative qui surprend tout le monde propose le Gibus, aucune objection, soirée techno, gros son, c’est parti, on est déjà dans l’escalier en train de réveiller tout l’immeuble. En bas je me retrouve de nouveau coincé dans la voiture avec Gaëlle, Marc et Valérie, pour une fois je me serais bien vu avec les autres qui semblent plus en forme, ça gueule et la musique est à fond, et puis ce sont eux qui ont la coke, je suis sûr qu’ils se referont une ligne avant l’entrée en boite. Marc démarre, direction République par les grands boulevards, sans que l’on sache pourquoi, ni comment, Gaëlle se met soudainement à parler de son enfance, de son père, de ses rapports avec lui, ce qui trouve immédiatement un écho chez Valérie, qui enchaîne sur le même thème, mon père ceci, mon père cela, ça en devient rapidement gênant, pour ne pas dire insupportable ; Gaëlle renchérit, l’air très sérieux, heureuse en même temps, comme libérée, quand j’étais petite je faisais toujours le même rêve, au fond du jardin il y avait un grand chien... Je fixe éberlué Marc dans le rétroviseur, ne sachant quoi faire pour la faire taire ou changer de sujet, l’autoradio est en panne c’est une malédiction, la parole s’emballe, je suis dépassé, on a le droit à tout, aux détails, aux ressentiments, aux maux passés, aux difficultés présentes, je jette un regard de détresse à Marc, lui au moins est occupé à conduire, ou à faire semblant, Valérie à ses côtés relance de temps à autre, je la maudis chaque fois qu’elle le fait, je suis seul à l’arrière avec Gaëlle de plus en plus volubile, à endurer le numéro de la grande confession sous cocaïne, je ne sais plus comment me mettre, je voudrais ouvrir la portière et descendre en pleine marche. Devant le Gibus, c’est la délivrance, je rejoins Ben, Paulo et les autres, délaissant Marc et les filles à leur séance de psychothérapie ; le videur devant l’entrée fait des siennes, derrière lui le physionomiste rechigne, combien on est, pas assez de filles, ça va on sait se tenir, nos pupilles dilatées le dérangent peut-être, Ben fait valoir son titre de D.A. dans un magazine ultra tendance, t’es nouveau ? quel était le nom de l’ancien ? Ben répond du tact au tact, c’est le sésame, le videur nous ouvre les portes, on récupère Marc de justesse avec Alex en retard pour roulage peu discret de joint sur capo de voiture, ils sourient en passant devant le physionomiste qui les regarde de travers. En descendant les marches, Marc et moi nous rappelons avoir joué ici, endroit mythique, Richard Hell, Johnny Thunder, les Sex Pistols, Iggy Pop, Taxi Girl, Daniel Darc et alors ? Il devait faire cinquante degrés dans la salle, en plein mois d’août, on avait fait un morceau techno-rock d’anthologie de vingt minutes, à envoyer se faire foutre Tricky, une suite moins glorieuse, Fabrice et Marc avaient joué le reste du concert désaccordés, avec la chaleur et l’humidité, aucun réglage ne tenait, pas grand monde dans la salle, les fidèles, Marc avait fini la soirée avec une Italienne qui prétendait s’appeler Morgana, le lendemain sur la carte d’identité trouvée dans sa veste il avait lu Paula. On squatte les banquettes en mousse, les fauteuils, les autres se sont entendus pour prendre une bouteille, je reste à la bière, la coke amère continue de me couler dans la gorge, je regarde les filles danser, Marc s’est joint à elles, je n’arrive pas à rentrer dans la soirée, à trouver la musique bonne ou mauvaise, l’envie de danser m’a passé, je n’ai pas envie de parler, je regarde Gaëlle qui bouge, plutôt pas mal, avec Marc qui se déchaîne. De l’autre côté de la table basse, Paulo, Ben et Alex n’arrêtent pas de rire, Ben de temps à autre m’adresse un regard interrogateur, alors, tu t’amuses pas, qu’est-ce que t’attends, ce qui me bloque plus qu’autre chose ; à côté de moi s’est assis un compagnon d’infortune, Éric, qui garde un air imperturbable en toute circonstance, un léger sourire aux lèvres à peine perceptible, qui tourne parfois au rictus coincé. Il vient de se faire larguer par sa prof de tai-chi, aimerait bien m’en parler, vu que moi aussi je sors d’une histoire difficile, je ne vois aucune communauté de douleur entre nous, je ne comprends même pas qu’il puisse comparer ses trois mois avec mes sept ans, je n’ai pas du tout l’esprit disposé à l’écouter, son histoire je m’en fous complètement, j’ai assez de la mienne. J’observe encore Gaëlle qui s’amuse avec d’autres mecs, à aucun moment elle ne m’a adressé de regard, elle est venue me taxer une cigarette, sans me demander si ça allait ou non, est repartie aussitôt. Éric met du temps à comprendre que je n’ai rien à dire, Ben vient prendre sa place, me prend par l’épaule, mon dos se contracte, faut pas se laisser aller, tu bloques là, fais un effort aussi, je sais pas, danse, prends un verre, tu veux un rail ? Je ne réponds rien à ses exhortations qui me tétanisent, qu’il reste ou qu’il parte, j’en n’ai rien à faire, mais qu’il se taise. Les yeux ne trouvent rien à fixer dans l'enchevêtrement de lumières tournoyantes et stroboscopiques, pas même le vide, la musique a beau être forte je n’entends rien, je n’ai même plus d’attention pour Gaëlle qui doit se faire draguer sur le dance floor. Je n’ai pas le courage de partir, ni celui de rester, j’ai à peine la force d’attraper le verre et de le porter aux lèvres, de soulever le sternum pour respirer. J’évite les regards des autres, les grimaces de Ben, les sourires furtifs d’Alex ou de Valérie. Mes idées font des bonds, sautent en avant, en arrière, tournent en rond, chaque minute dure une heure et chaque heure se transforme en un supplice muet interminable. Tout m’est étranger, indifférent ou odieux, peut-être qu’en attendant un peu, cette douleur blanche se transformera en un détachement total ? Marc réapparaît, voit bien que quelque chose ne va pas, il s’agenouille devant moi, me demande si ça va, je crois que je me fais la redescente de coke en même temps que la montée, aïe, il semble piger tout de suite l’étendue des dégâts, il parle calmement et doucement, tu voudrais être ailleurs ? Je ne sais pas. Tu voudrais être avec quelqu’un d’autre ? Je sais pas non plus. Il tourne la tête vers Gaëlle, tu veux que je l’appelle, surtout pas. Il marque des silences, écoute les miens, qu’est-ce qu’on pourrait faire, nous, pour que tu puisses faire en sorte de te sentir mieux ? Cette dernière phrase me sort un peu de l'hébétude, tu veux que je te raccompagne ? qu’on rentre tous les deux ? Ma bouche prononce quelque chose d’incompréhensible, ma tête fait un signe qui ne veut rien dire ; ma volonté est à l’agonie, le temps s’est refermé sur moi comme un piège. Marc reste à côté, sans parler, attentif, Gaëlle revient s’asseoir en face de nous, riant encore, essoufflée et en sueur, elle m’observe, s’adresse à Marc, qu’est-ce qu’il y a ? il fait la gueule ?

 

 

Beverley tire d’un coup sec les rideaux, ouvre en grand les deux battants de la fenêtre, du jazz se met à résonner dans la cour ; elle attrape une coupe posée sur le rebord de la cuisine, la lève vers moi, en faisant un petit signe de la tête, je la salue de même, sans verre à lever. Elle commence à danser mollement, tournoie sur elle-même en renversant doucement la tête en arrière, elle porte – à cinq heures de l’après-midi – une longue robe de soirée noire fendue jusqu’à la hanche et entièrement dénudée dans le dos, un collier brillant au cou. D’où je suis je peux voir aisément qu’elle ne porte aucun sous-vêtement, ou alors un string très échancré mais je ne préfère pas y penser, je ne sais pas quel âge a Beverley mais elle dépasse allègrement la soixantaine. C’est une Américaine en quête d’amour venue passer deux mois à Paris, leu ville la plou raomantique diou monde, et qui occupe l’appartement en dessous de celui d’Émilie, prêté par les parents de l’étudiant locataire parti en échange aux États-Unis. J’ai eu l’occasion plusieurs fois de discuter avec elle, dans le hall, devant l’entrée ou dans la rue, c’est une bavarde invétérée, ce qui me permet de pratiquer mon anglais ou elle son épouvantable français ; elle m’a plusieurs fois invité à boire un verre chez elle, j’ai toujours décliné poliment, elle est sans gêne et sans pudeur, me raconte tout de sa vie sentimentale, que je connais dans les moindres détails, comme cet Américain rencontré sur Internet venu du Colorado la rejoindre en France avec ses deux fils qu’il avait dû loger à l’hôtel d’à côté, il était beau et bien comme il fallait, un veuf retraité ancien gradé de l’US Navy, mais sexuellement il ne s’est rien passé, pourtant l’échange de mails avait été torride, ouh very hot, mais une fois ensemble, dans le lit, rien, nothing at all, au grand regret de Beverley. Je l’ai vu rester quelques jours, il tirait effectivement la gueule, n’avait pas apprécié que je lui dise de fermer la porte entre la cuisine et le salon qui battait toute la journée avec les courants d’air et dont les claquements incessants m’empêchaient d’écrire. J’avais également entraperçu ses deux garçons, deux grands ados américains typiques élevés au grain et aux hormones qui devaient difficilement se sentir à l’aise dans un espace aussi réduit, leur tête touchait presque le plafond et leurs deux gros culs remplissaient à eux seuls le canapé pourtant large du salon. La culture, les monuments, ça l’emmerdait, la Tour Eiffel, les Champs-Élysées, passe encore, mais les impressionnistes ou le Louvre... Pendant que Beverley faisait les musées avec ses fils amorphes, il restait toute la journée à regarder les adaptations françaises des séries américaines à la télé auxquelles il ne comprenait rien, ou à boire des coups dans les bars américains de la capitale avec des compatriotes. Il devait rester deux semaines, il a plié bagages au bout d’une, sans même donner un prétexte crédible à Beverley qui de toute façon n’en demandait aucun. Elle lui avait avoué à la fin, peut-être pour le faire rager, que de toutes les manières elle était amoureuse de son jeune voisin français, elle me l’avait répété sans complexe, me pressant le bras dans l’ascenseur, qu’elle voyait tous les matins à son bureau écrire, et ce dès le premier jour, le seul de tout l’immeuble à lui avoir dit bonjour et à lui avoir souhaité la bienvenue. Beverley continue de se déhancher, la chorégraphie approximative, entre la cuisine et le salon, se resservant du champagne elle regarde fréquemment dans ma direction d’un air amusé, semblant se moquer d’elle-même. Elle avait sûrement dû être belle dans sa jeunesse, Beverley, elle devait l’être encore un peu mais pour l’instant le charme de la maturité m’échappe, et puis il n’y a aucune ambiguïté, elle sait que je suis avec Gaëlle, on peut dire qu’elle aura été, avec Émilie, la témoin involontaire et privilégiée de la rencontre et de la naissance de la relation, elle doit souvent nous voir l’un chez l’autre, elle nous aura peut-être vus, un soir où j’aurais mal accroché le sarong, sur le canapé en train de faire l’amour. La musique jazz s’arrête, Beverley, le visage triste maintenant, se dirige vers la fenêtre qu’elle referme sans bruit, sa silhouette sombre disparaît derrière les rideaux. Je reprends mes écrits là où je les avais laissés avant le show, peut-être aurais-je dû aller frapper à sa porte pour boire un verre avec elle, au moins par politesse ? Je regarde la fenêtre au-dessus, depuis quelque temps, je ne vois plus Émilie, les rideaux sont toujours tirés.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

Le mal-aimant
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