La course aux étoiles

A vingt-cinq ans, le personnage du roman est amené à faire des choix qui peuvent l'engager pour le reste de l'existence. Que choisira-t-il ? Le rock ou la philosophie ? Sa copine ou la chanteuse du groupe ? La défonce ou la tempérance ? L'avenir assuré ou le départ vers l'inconnu ? A-t-il seulement le choix ? Il y a bien longtemps qu'il ne choisit plus rien, l'absolu l'a happé : la mort viendra lui parler depuis l'autre côté.

La course aux étoiles est un roman sur l'excès et la dépendance : sur l'excès de sons et de violence, sur la dépendance à l'alcool et à divers substances, sur la perdition et la trahison – les siennes propres, celles de autres –, un livre sur la conjuration de la malédiction, que ce soit celle du mariage ou du suicide ; une œuvre commençante sur les idéaux de jeunesse et d'amour qui ne se résolvent pas à mourir. 

(premiers chapitres en libre accès)

 

Prologue

 

Il doit arriver par le train de quinze heures cinq, je suis un peu juste, j’ai mis des heures pour trouver une place, c’est le quai d’en face, combien d’années que l’on ne s’est pas vu, si ça se trouve il a changé, comment va-t-il me trouver ? Le voilà, je crois que c’est lui, il a les cheveux longs, mon Dieu, laisse-moi te regarder, oui c’est bien toi, j’ai failli te rater, j’avais la tête plongée dans les copies, il a forci, ce n’est plus le jeune éphèbe de nos vacances, quel âge il avait, dix-sept ans, et moi quinze, c’est par là, je suis garée à des kilomètres, comment vas-tu ? moi aussi ça me fait plaisir de te revoir, la dernière fois c’était quand, sept ans ? c’est pas possible, non, l’autoradio ne marche pas, c’est la voiture de ma mère, elle est toute déglinguée, je vais t’emmener boire un verre dans le centre-ville, tu ne connais pas Dreux ? il n’y a pas grand-chose à voir, ni à faire d’ailleurs, là, ce bar, j’y vais de temps en temps avec des copines, des collègues, oui ça se passe bien, ce n’était pas évident, le Capes à vingt et un ans, c’est jeune, je ne suis pas tellement plus âgée que mes élèves, je mens, je leur fais croire que j’ai vingt-six ans, que j’ai un enfant, oui, certains sont mignons, on y pense, entre profs filles célibataires on en parle, tiens celui-là s’il disait oui je dirais pas non, mais bon, ils sont bêtes, c’est juste une idée, ici tout se sait, t’imagines la honte, et toi, les concours ? tu m’as dit que tu faisais de la musique ? des concerts sur Paris, l’autre fois au téléphone, tu avais l’air si nerveux, depuis combien de temps ? Alors le dessin, la peinture t’as arrêté ? tu ne m’as pas ramené ton mémoire, j’aurais voulu le lire, je sais pourquoi tu me l’as pas amené, tu avais peur que je n’y comprenne rien, tu bois quoi ? je vais prendre la même chose que toi, les cours, ça dépend des jours, des fois c’est dur, d’autres fois ça va, j’ai des cas, des pas-finis, faut voir comment ils parlent, en tant que prof de français je suis au supplice avec eux, oui le hip-hop, la langue parlée, tout ça, c’est pas de la littérature, Céline, oui mais Céline son langage parlé il est hyper travaillé, je suis plus Mauriac, jamais lu ? Il a toujours les mêmes yeux bleus, s’y plonger, le nez impertinent, les cheveux longs, ça lui va pas si mal, la lèvre supérieure, sensuelle, plus grosse que celle d’en dessous, l’exact opposé de ma bouche, faites pour s’emboîter, ce que j’écris ? non, jamais j’oserai te montrer ça, n’insiste pas, c’est trop nul, c’est juste pour moi, un autre verre ? les toilettes sont au sous-sol, tu descends, au fond c’est à droite. Ça fait bizarre de se retrouver comme ça, des années après, en même temps je suis heureuse de le revoir, j’ai l’impression qu’on s’est quitté hier, la dernière fois, je ne savais pas qu’il revenait pour les vacances, le choc était tellement fort, je me suis évanouie deux fois, lui m’a avoué qu’il avait été malade toute la nuit, à vomir et à se tordre de douleur, tu travailles toujours comme serveur chez tes parents ? dis-moi entre les concours, la musique ça ne te laisse pas beaucoup de temps, assez pour venir me voir, c’est gentil. Ta lettre, elle m’a fait rire, elle était belle, j’avais l’impression que c’était une lettre que tu avais envoyée il y a très longtemps, à nos débuts, et qui avait été égarée par la poste, pendant des années, qu’elle ne me parvenait que maintenant, c’était émouvant, rien n’avait changé, après je t’emmène chez ma copine Sophie, elle est prof d’histoire, elle aussi est célibataire, c’est la misère, tu verrais nos collègues mecs aussi, on va prendre la voiture, à pied ça fait un peu loin. Ma sœur a des jumeaux, je te l’ai dit, avec son mec, c’est compliqué, il ne voulait pas trop d’enfants, pas tout de suite en tout cas, et les voilà avec deux, deux gamins, c’est prenant, ils sont adorables, mes parents ont toujours la maison en Bretagne, mon père est bientôt à la retraite, c’est vrai, avec des parents enseignants j’étais un peu déterminée, et Pierre, tu le vois toujours ? comment il va ? avec ma sœur, des fois on parle de vous, ça nous rappelle le bon temps, quand on faisait le mur la nuit pour venir vous retrouver, on passait par un raccourci dans l’obscurité, on avait peur, on courait en se tenant la main, fort, ça nous rend un peu triste, maintenant, c’est moins drôle, surtout pour elle, voilà, on est arrivé, tu vas voir elle est super sympa, je lui ai déjà parlé de toi. Sophie a sorti les bouteilles pour l’apéro, je la reconnais bien là, encore un autre verre, l’alcool me tourne la tête, ils ont l’air de bien s’entendre tous les deux, je rêve, il lui plaît, je connais son regard, deux verres et il n’y a plus personne, il est pas mal, hein ? je me sens bien à côté de lui, sur le canapé, sa cuisse contre la mienne, la chaleur, la douceur, je ne veux pas que ça s’arrête, je ne bouge plus, il parle philosophie, pédagogie, il a plein d’idées, il verra quand il sera prof, ses élèves, elles seront toutes amoureuses de lui, on lui fait part de notre expérience, la réalité crue du terrain, ça va, pour un philosophe, on comprend tout ce qu’il dit, il ne met pas des « ismes  » à chaque fin de mot. Il pose sa main sur mon genou en parlant, qu’il remette sa main, que je pose la mienne, oui comme ça, nos doigts se prennent, l’air de rien, en discutant, ça fait vieux amis, c’est ce qu’on est après tout, il se laisse tomber du canapé, s’assoit par terre, prend son verre, colle son dos à ma jambe, pose son bras sur ma cuisse, penche la tête en arrière pour me parler, j’ai envie de caresser sa tête, ses longues mèches bouclées, il était plus blond à l’époque, j’aimerais qu’il remette sa tête sur mon ventre comme avant, comme un petit enfant, je vois Sophie qui me regarde, l’air, ça va, on ne me la fait pas à moi, je vais peut-être vous laisser, qu’est-ce qu’elle croit ? évidemment j’ai envie de lui, on n’a jamais fait l’amour ensemble, je veux dire vraiment, sa bite je l’ai jamais eue au fond de ma chatte, j’aimerais bien savoir ce que ça fait, le grand amour de mon adolescence, jamais ressenti un truc pareil depuis, voilà la vérité, tous les mecs sont décevants, même les plus vieux, avec les vieux c’est pire, nous c’était pur, à l’époque, je voulais qu’il soit mon grand frère, mon grand frère incestueux, pourquoi il ne m’a pas dépucelée, je lui offrais, ma virginité, il n’a pas osé, il n’a pas pu, c’était touchant, au lieu de ça, l’année d’après j’ai eu droit à un mec qui m’a remerciée au réveil, je ne me souvenais de rien, j’avais bu, j’aurais tellement préféré que ça soit lui, je lui en ai voulu à mort. Il se lève encore pour aller aux toilettes, Sophie et moi essayons de ne pas rire, il peut tout entendre des chiottes, dans ces foutues HLM on entend tout. On va peut-être y aller, un resto ? tu as vu l’heure ? vingt-deux heures, et alors ? aucun resto n’est ouvert un dimanche soir à Dreux à cette heure-ci, tu n’es pas à Paris, il me reste des trucs à manger, un peu à boire, on va aller chez moi, de toute façon tu dors à la maison. Le brouillard est tombé sur la ville, tu veux conduire ? on voit que dalle, mon Dieu la voiture je l'avais pas vue, un poil près on se la prenait, la tête qu’il fait, trop drôle, il n’a pas mis la ceinture, je ne peux m’empêcher de rire, je crois que j’ai trop bu. Nous voilà à la maison, il a changé, semble moins à l’aise, je lui ai parlé de sa copine, je n’aurais pas dû, de ces hommes qui trompent leur femme, j’ai gaffé, quelle conne aussi, j’aurais pu moi aussi en profiter après tout, peut-être qu’avec lui j’attendais mieux que ça, mais qu’est-ce que j’attends au juste ? Je me demande comment est sa copine, à quoi elle ressemble, j’ai cru comprendre qu’elle était métisse, elle doit être jolie j’imagine, en Sciences de l’Éducation, c’est elle plus tard qui écrira les livres que je devrai me taper pour mes cours, cinq ans qu’ils sont ensemble, c’est long, moi, ça fait longtemps que je n’ai pas touché un homme, la dernière fois, c’était avec une femme, je deviens lesbienne, ça fait chier, je vais finir seule, je vais mourir et personne n’en aura rien à foutre. On parle encore, la fatigue se fait sentir, la redescente de l’alcool, je déplie le canapé, vais dans la salle de bain, je mets cette petite nuisette, je ne sais pas pourquoi, elle est sexy, retourne le voir, je m’assois tout contre lui, lui dis voilà, si tu as besoin de quoi que ce soit, du moindre truc, je suis juste à côté, tu n’hésites pas. Il pose la main sur mon épaule, me fait la bise, me souhaite bonne nuit, impossible de dormir, lui dans l’autre pièce, je n’y arriverai pas, je me retourne dans tous les sens, je guette ses mouvements, le moindre bruit, il se ressert un verre, marche dans la cuisine, le salon, il ne dort toujours pas, il doit regarder par la fenêtre, admirer la vue, les immeubles dans le brouillard, je ne comprends rien, quelque part il est écrit qu’on ne baisera jamais, c’est ça ? notre amour est sacré, il ne faut pas le souiller ? comme le dernier mot qu’il m’avait laissé en Bretagne dans la boite à lettres avant de partir, « Adieu je t’aime », à ne rien y comprendre, on pourrait quand même se faire plaisir, il n’y a pas de mal à ça, je ne peux pas le rejoindre, ça ferait de moi la responsable, c’est à lui d’assumer, bordel, pas à moi. S’il savait à quel point j’ai envie de lui, qu’il vienne me rejoindre, qu’il pousse cette foutue porte que j’ai laissée entrouverte, qu’il se glisse dans mon lit, m’embrasse, j’aimerais sentir son corps, lourd sur moi, ses bras me prendre, me serrer, avoir son visage au-dessus du mien, me perdre dans ses yeux, faire l’amour comme si ça devait être la seule et unique fois, comme si notre vie en dépendait, rester l’un contre l’autre, tête contre tête, se jurer l’amour, c’est débile, on ne rattrape rien, tout ça c’est du passé, c’est quoi le présent maintenant ?

 

 

 

1

 

Boulevard de Ménilmontant, premier bar, première bière, je retire de l’argent, un autre bar, une autre bière, bientôt dix-neuf heures, Le Soleil, novembre, la terrasse est rentrée, je me fraye un passage entre les chaises empilées et les tables, contourne les clients, allures d’artistes, de traînards, de galériens, underground parisien, tout le monde habillé en noir ou presque, cherche un mec qui s’appelle Sacha, guitariste, se décrivant comme « de taille moyenne, brun, cheveux longs, avec des bagues. » C’est notre ancien manager qui leur a refilé mon numéro, il les a vus avec Marc sur scène, les a trouvé excellents, a appris qu’ils cherchaient un batteur, il a tout de suite pensé à moi, Marc aussi a pris une grosse claque en les voyant, ça lui a même foutu un sacré coup au moral, mais venant de nous séparer il n’y a pas une semaine, ça lui aurait fait mal de nous mettre en relation. Je crois l’apercevoir sur un tabouret au comptoir, me devine le premier, enchanté, un demi pour moi aussi, c’est Laurent qui m’a passé ton numéro, votre groupe vient tout juste de splitter on m’a dit, les autres ne devraient pas tarder, comme je te l’ai dit au téléphone, les références, c’est toujours un peu chiant, nos influences sont très larges, disons qu’on est plutôt Syd Barret, les premiers Floyd, pour la totale liberté de composition, dans les années quatre-vingt, Mike Scott période This Is The Sea, Joy Division, Jesus and the Mary Chain, on a été très new-wave en fait, plus récemment, Pixies, Jane’s Addiction, Deus, la power-pop quoi, et toi ? t’écoutes quoi en ce moment ? Plus Red Hot, John Frusciante surtout, son album solo, connais pas ? personne ne connaît de toute façon, il a dû en vendre mille, dont trois en France, Rollin’s Band, Weight, pour la puissance, le premier Rage, pour la colère, enfin des mecs bien énervés, pas mal de trucs dans le Hip-hop, Public Enemy. Euh, Red Hot, ouais, c’est sûr, rythmiquement c’est bien, même si je ne suis pas fan, on se remet ça ? Sacha a un petit air malin, le regard de côté, avec de temps à autre des lueurs d’inquisition dans les yeux, ses lèvres qui cherchent à dissimuler une dent trop en avant donnent à sa bouche une jolie moue et un air dubitatif à la plupart de ses expressions. Le verre cogne le zinc, c’est pour moi, non laisse, le reste du groupe arrive, présentations : Aurélien, bassiste ; Alain, manager ; Kader, chanteur, au jeu de qui fait quoi, j’aurais perdu, le manager a une tête de chanteur, le chanteur une tête de bassiste et le bassiste a la tête de Kurt Cobain. On passe en salle, demi pour tout le monde, Alain, face de boxeur, front bas, arcades sourcilières tombantes, le geste qui souligne le verbe, bagout inné, on demande une certaine disponibilité, un investissement, on a eu des baltringues, des requins, on a donné, pas de soucis, jamais raté une répète de ma vie, ni même arrivé une seule fois en retard, des concerts, oui, quelques-uns, enregistrements aussi ; Sacha, interrompant Aurélien, Alain est dans la presse spécialisée, il a ses entrées dans toutes les maisons de disques, Aurélien est graphiste, il s’occupe de tout le visuel du groupe, ça peut aller très vite ; Aurélien, yeux bleus délavés, le visage marqué de tous les excès, figure de rescapé, on a des dates à assurer, des premières parties, faut qu’on soit sûr. Ce n’est pas un entretien d’embauche mais presque, les gars recrutent pour un mauvais coup, un braquage ou un truc du genre, chacun fait le dos rond, grossit la queue, c’est du sérieux, je réponds au bluff, ne sais pas du tout si je fais l’affaire, l’envie d’en être, ces gars sont trop beaux. Une autre tournée, Kader en retrait, à l’autre bout de la table, de trois quarts, brun aux lèvres lippues, large sourire de séducteur, « Pour moi c’est OK », comme s’il m’avait jugé dès le premier coup d’œil, il vit en Espagne, ne revient sur Paris que pour les répètes, les concerts ou les enregistrements, ça n’a pas l’air de les déranger plus que ça. Ils se regardent tous, confirmés visiblement dans leur première impression, dernière tournée et on bouge, je suis invité à venir écouter la maquette dans un squat juste à côté où vit Aurélien. Escalier défoncé, odeurs de moisi, de litière, semi-obscurité, plaisanteries sur Aurélien qui sort avec la fille d’un dessinateur célèbre, baise utile, ça charrie, Alain pote avec Robert Smith rencontré aux Trans, mythomane, porte entrouverte, verrou ballant, trou béant dans la pièce qui donne sur l’appartement du dessous, attention de ne pas tomber, le poste est pourri mais ça devrait aller, ghetto-blaster posé sur le rebord de la cuisine, assis autour d’une bobine de chantier, on écoute les morceaux en descendant les bières. Le son est pas mal, chant puissant, lyrique, parfois geignard, basse métallique et ronde, à la fois rythmique et très mélodique, guitare éruptive, tout en larsens et saturations, batterie technique, un peu sèche, limite raide. Sacha fume clope sur clope, Alain commente chaque morceau, semble parler pour tout le monde, seul Aurélien lui dispute la prérogative, Kader reste toujours aussi silencieux, sourit à chaque fois que je tends un regard vers lui. D’autres noms fusent, rencontrent l’approbation générale, My Bloody Valentine, Passion Fodder, Marquis de Sade, les Smiths. Puissant et sensible, du style, Marc et Laurent ne s’étaient pas trompés, c’est OK pour une première répète, j’ai repéré en douce les rythmes qui peuvent éventuellement me poser problème, un morceau un peu trop rapide pour moi et un faux trois-temps à embrouilles. La dernière chanson, une balade en espagnol qui se termine dans un délire bruitiste, avec un question-réponse guitare/violon, achève de me convaincre. Ultime bière, Aurélien me raccompagne dans l’escalier plongé dans le noir, faut voir ce que ça donne en studio, on se rappelle pour bloquer une date, demain, ça marche, en tout cas humainement ça le fait, le métro c’est sur la gauche. Je repars la maquette en poche, traverse le boulevard à travers les voitures qui klaxonnent, croise sur le trottoir des regards hostiles ou indifférents, l’alcool engourdit le corps, rend l'équilibre approximatif, entrant dans le métro je repense à ces belles gueules, me demande si j’ai le niveau, le nom, Sugar, me plaît moyen.

 

Rendez-vous à dix heures, la secrétaire me communiquera le nom de la salle de soutenance, ne pas oublier un exemplaire ; j’ai la convocation entre les mains, la fiche avec à côté de Directeur de mémoire le nom de Sarah Kofman, que ni moi ni son successeur ne nous sommes résolus à biffer, Maurel a simplement mis, désemparé, son nom à côté. En traversant le long couloir qui mène au secrétariat, le sentiment d’égarement qui m’avait envahi à l’annonce de sa mort me saisit à nouveau, une impression confuse d’abandon, de perdition et de trahison mélangés. Je revois la silhouette frêle, l'allure de petite fille, j’entends encore le léger zozotement de sa voix fluette qu’elle n’avait pas besoin de porter très haut, nous l’écoutions tous en cours avec la plus grande des attentions. Sa gentillesse et sa douceur contrastaient avec la force de sa pensée et la violence de son propos ; pleine de gaieté, elle pratiquait l’œil malicieux et le sourire aux lèvres la philosophie à coups de marteau de cet auteur qu’elle connaissait si bien et qu’elle nous enseignait, Nietzsche. Elle s’est suicidée le jour du cent-cinquantième anniversaire de sa naissance. Le matin où je l’avais appris, j’avais erré dans le Quartier Latin pendant des heures, achetant le Libé de la veille au kiosque pour y trouver sa nécrologie, « Ceux qui se souviennent avoir travaillé avec elle gardent en mémoire un professeur exigeant et attentionné, qui savait entretenir des rapports privilégiés avec ses étudiants » ; j’avais acheté son dernier livre, sur la déportation et la mort de son père à Auschwitz, l’avais lu aussitôt en marchant dans la rue, le terminant aux jardins du Luxembourg, cherchant dans ces pages « où la mort dure encore » une possible explication à son geste. Maurel m’accueille dans un local minuscule, à peine une pièce, un placard à balais, il y a de la place pour deux, pas pour trois, il revient dans cinq minutes, me prie de m’asseoir, je passe après un étudiant guindé en costard et devant une khâgneuse avec laquelle j’ai eu quelques mots devant la porte, j’ai ironisé sur son parcours, elle s’est affligée de la banalité des sujets de mémoire en maîtrise. Maurel me félicite, c’est du bon boulot, sérieux, j’ai été à la bonne école, dit-il, quoiqu’il trouve ça par moment trop « idéologique », le sujet est ardu, Sarah Kofman m’avait bien prévenu, l’Éternel Retour c’est ce qu’il y a de plus obscur chez Nietzsche. Je me prévaux de la difficulté, Maurel se gratte la barbichette, ses yeux se plissent, il me parle de « Sarah », me laisse entendre une dispute avec elle, peut-être la dernière, sur le rapport entre Nietzsche et les Cyniques, leurs désaccords, très forts, malgré une amitié de longue date, sur le sujet. Il découvre une faute d’orthographe, me complimente sur le plan, s’y attarde, comme s’il le découvrait, me demande si je parle allemand, si j’ai fait du grec. Il se lance un peu, sur les Hyperboréens, sur les aphorismes 276 et 277 du Gai-Savoir, l’importance du rythme, n’est-ce pas, me renvoie aux dernières lettres, sur le sentiment de l’humanité à venir. Ai-je lu Heidegger ? C’est important, sur l’Agon, la lutte, j’en ai parlé mais il n’a pas dû le lire, le rapport en allemand entre ja, jahr et januar, le oui, l’année, et janvier. L’Éternel Retour est une spirale, un tourbillon, plus qu’un cercle, ajoute-t-il, le surhumain est une surprise, « l’à travers de l’homme » et non le surhomme, comme trop souvent mal traduit. J’acquiesce, je défends, ce qui m’intéresse, c’est l’utilisation de l’Éternel Retour contre le temps orienté, l’impératif, Agis de telle sorte que ce que tu veux, tu le veuilles un nombre infini de fois, l’arme indispensable dans la lutte contre le nihilisme ; la magie de la formule, à la fois chrétienne dans la forme et kantienne dans le fond, Nietzsche dit quelque part, si nous ne faisons pas de cette guerre une victoire au quotidien, nous sommes fichus. Hum-hum, il m’écoute en tournant les pages, hoche la tête, me jette de temps à autre un regard par-dessus ses lunettes, reprend, ce qui importe, voyez-vous, c’est le « comme si », le conditionnel ; il survole la fin, s’arrête sur la métaphysique d’artiste, prend le temps de lire la conclusion, sur la vision musicale du monde, son aboutissement dans la dissonance, le tragique qui s’y exprime, le plaisir pris dans la douleur, la souffrance cessant d’être ainsi un argument contre la vie. Il referme le mémoire, lève les yeux, me gratifie d’une mention bien, guette ma réaction, me demande ce que je compte faire l’année prochaine, les concours, je travaille, je suis musicien, il semble s'y intéresser, quel travail ? quel instrument ? ah ce n’est pas facile, il me remercie, c’est déjà fini, je n’ai pas eu le temps de parler de la batterie, de la distorsion et de la saturation, de l’incarnation durable du dionysiaque et de l’apollinien dans la musique populaire, du hip-hop, de la techno, du rock, bref de ma vie. Je suis déçu, j’attendais mieux, pensais pouvoir argumenter davantage ; je repasse par le secrétariat, remettre la fiche, recevoir le coup de tampon indispensable, la secrétaire me demande si ça s’est bien passé, je réponds, oui très bien.

 

La science de l’être en tant qu’être porte sur le monde sublunaire, et non sur Dieu. Pourtant, théologie et ontologie semblent parfois rechercher la même chose : Le principe, ce par quoi tout le reste est connu et engendré ; car il faut bien remonter aux premiers principes si l’on veut fonder la science, sous peine de devoir toujours expliquer les choses par d’autres choses, et ce, à l’infini. On ne peut, comme le font les mécanistes ou Empédocle, faire dériver les éléments les uns des autres par une sorte de génération réciproque et infinie : le matérialisme et le mécanisme sont des absurdités logiques. Sans recours à un principe transcendant, on ne peut échapper à la remontée indéfinie vers les principes et les principes des principes, ce à quoi sont condamnées les cosmologies de l’immanence. Les douze coups de l’horloge retentissent, midi déjà, abasourdi, je lève la tête du gros livre de Pierre Aubenque sur Aristote, le referme, range les dictionnaires, le cahier de notes ; je cherche une chemise à peu près correcte, un pantalon propre, descends au resto, bonjour à toute l’équipe, ma mère me demande si ça va, couché tard hier soir ? Remonte l'assiette, mange en moins de dix minutes, expédie le rasage. La science de l’être en tant qu’être porte sur les principes, s’il y a plusieurs principes, peut-on les dénombrer ? dans quelles mesures rendent-ils compte de l’être ? chaque science correspond-elle en conséquence à une région particulière de l’être  ? Coup sur les chaussures, bloc-notes et stylo en poche, je m’attache les cheveux. La question n’est pas tant celle de l’être que de ses rapports avec le monde, tout le problème est dans le rapport de causalité entre l’être intelligible et le monde sensible, et donc également : entre l’esprit et la matière, entre l’âme et le corps. La cloche de l’église sonne la demie, je passe par l’escalier de service, traverse les tables, plusieurs sont prises, d’autres sont marquées réservé, les clients arrivent par petits groupes qui gravissent d’un pas allant les marches menant à la salle ; je me faufile à travers eux, me glisse derrière le comptoir, avale un café et c’est parti : la secrétaire et sa copine, à peine installées et déjà pressées, veulent savoir si c’est possible au menu d’avoir le lapin gratin de courgettes mais avec un steak à la place, et avec des frites, moitié frites moitié gratin, un steak frites quoi, oui mais avec du gratin ; j’accroche la fiche, remonte les entrées, attention à ne pas se tâcher, à ne pas se casser la figure dans les escaliers, rester poli, le plus dur, garder le sourire. Les quatre à la table 18, mettent toujours des plombes à se décider, changent fréquemment d’avis en cours de commande, indécis jusqu’au bout, plat direct ou menu ? avec la boisson ou sans ? fromage ou dessert ? café ou déca ? Chèque, liquide ou CB ? Je monte, je descends, le tableau se remplit, je crie les boissons au bar, quiproquo, deux demis et un kir, pas l’inverse, plus deux cocas dont un light ; ça bloque en cuisine, les plats ont du mal à sortir, ils sont tous arrivés en même temps, je remonte, s’il vous plaît, ça fait trois fois que je vous appelle, ça fait une heure que j’attends, vous avez un espace non-fumeurs ? Les comptables à la 11, on leur laisse le bloc-notes, prennent leur commande eux-mêmes, débarrassent presque à votre place, laissent systématiquement un pourboire ; la grande table de huit, Ludo, tu veux les prendre ? Ok c’est pour moi, les banquiers, avec le boss qui fait sa loi même à table, interroge chacun, stoppe d’entrée les velléités saugrenues, résume, fait une synthèse globale de la commande générale, vérifie dans les yeux si j’ai bien compris, j’ose le faire répéter, il hausse le ton. La jolie brune derrière, à la 28, toujours en tailleur, des jambes fuselées et bronzées, je fonce avant que Paul ne s’en occupe, là je redeviens tout sourire, je prends mon temps, et avec ça ? vous désirez ? On m’appelle en cuisine, ça gueule, qu’est-ce que j’ai marqué, on n’arrive pas à me lire, oui, saignante l’entrecôte, et haricots verts, il faut vider les assiettes, mettre les couverts dans le seau, Marie-Louise à la plonge rigole du joyeux bordel, Adèle paniquée, tente de suivre, ma mère la rassure, ça va aller, c’est tous les jours comme ça, je repars au bar chercher un plateau, tour en bas, les desserts, je les ai oubliés, obligé de remonter pour noter la liste des pâtisseries, je ne m’en souviens jamais, je transpire, la chemise colle, ça ruisselle entre les cuisses, j'ai le cul trempé, Carla galère au bar, elle est sourde, entend une commande sur deux, ça énerve Paul ; à la caisse-tabac, il y a la queue, nous empêchent de passer, ne font aucun effort, avec le plateau blindé, c’est pratique ; je souffle, me fais à la va-vite un autre café, repars comme sous coke, caféine plus stress, effet assuré, oui, ça vient, non, on n’a pas de tarte citron, un délice aux pommes ? un café à la place du dessert, oui c’est possible, y’a plus d’entrées de faites, faut en recommander en cuisine, Adèle affolée, on ne va pas s’en sortir, mais si, vous verrez, calmez-vous, je reviens aux banquiers, débarrasse leur entrée, un se fout de moi par rapport à quelques boutons que j’ai sur la figure, me demande ce que j’ai mangé en espérant ne pas avoir commandé la même chose, je passe derrière lui avec la pile d’assiettes, une feuille de salade imbibée de vinaigrette lui tombe malencontreusement sur le col, il ne s’en rend pas compte, personne ne le voit, je retourne en cuisine en me mordant les lèvres pour ne pas rire. On envoie la suite, faut garder le rythme, tour au bar, retour en salle, vue d’ensemble, gestion des priorités, récapitulatif des commandes, les mollets chauffent, les pieds gonflent, chaque trajet inutile coûte. Ma petite brune, une tarte coco, oui bien sûr, et un café, en même temps ou après ? Premières additions à faire, Paul est plus fort que moi, allez voir mon collègue. Mon père surveille de la caisse, nous regarde courir à droite à gauche, crier, jurer, veut aider, traite ma mère de cinglée. Plateaux de verres et piles d’assiettes à redescendre, Ludo sue plus que moi, se dévisse le cou en regardant la brune partir. Trois grasses ont offert un kir à un jeune stagiaire, au moment de payer, elles me demandent de faire une addition séparée et de diviser le verre en trois, j’encaisse le tout en tickets resto sans broncher. Les banquiers ont attendu, ne manquent pas de me faire la remarque, la feuille de salade est toujours sur le col, la chemise boit doucement l’huile ; regards avec Paul, cette fois on est dans le jus, toutes les tables sont prises, on refuse du monde, on ne crie plus les commandes, on les hurle ; plus de pain, est-ce que le boulanger est là ? Plus de lapin, plus de gratin, proposer steak frites à la place, le mec de la douze, complètement oublié, ça fait trois plombes qu’il attend sans rien dire, le vieux pépé, toujours dans le coin à la une, il ne veut être servi que par Paul, mais là pressé veut bien que je l’encaisse ; des tables se libèrent, si vous voulez bien me suivre, la femme du toubib, une grande salade au thon, ça marche, ne pas oublier la carafe d’eau, le gros jardinier avec ses godillots qui fout de la terre partout, un autre quart de rouge, ça marche aussi ; le « colonel », se lève, enfile son manteau, a déjà réglé la note en douce au bar avant, mais fait croire devant tout le monde que c’est la patronne qui l’a invité, qu'il part sans payer ; la femme du magasin de lingerie fine, cramoisie, elle a soif, a envie de boire, le répète bien haut, sa fille ne lève pas les yeux de l'assiette, son compagnon derrière ses grosses lunettes, l'air friand, me commande une autre bouteille ; le fabricant de cartes de visite, s’est retrouvé seul avec un client russe qui ne parle pas français, lui ne parle pas anglais, veut que je traduise, il lui désigne sur une minuscule carte de son portefeuille la région de Bordeaux, « the wine, very good, understand ? » Le bijoutier, lyrique, choisit le menu, sa femme, pit-bull, prend toujours la même chose à la carte, je note la commande avant même qu’elle n’ouvre la bouche, brochette d’agneau, rosée, salade ; le vieil allemand, ne dit jamais bonjour, je n’oublie jamais de lui dire au revoir, le gros chauve, surnommé chéri bibi, commande sa cinquième Leffe du repas ; les vendeurs de hi-fi, veulent à tout prix me recaser des enceintes, me demandent si ça marche la musique ; le vieux médaillé avec sa femme du même âge habillée en pantalon moulant motif panthère et doudoune rose fluo, a fait partie du « show-business », a gardé des contacts, m’en fait part, doivent dater de l’époque Maurice Chevalier. Les banquiers ont terminé leur dessert, pris leur café, demandent l’addition, se lèvent, l’autre remet sa veste sur le col huileux, la salade, fidèle, est restée, je lui adresse un grand sourire, au-revoir-messieurs-bonne-après-midi-à-bientôt. Un grand monsieur, démarche altière, entre, salue ma mère, le regard gourmand, mon père tique, sa venue marque généralement la fin du service, c’est le plus ancien client, il vient ici tous les jours depuis vingt ans, fait son choix parmi les plats qui restent, trouve tout toujours bon. Deux heures moins le quart, le calme est revenu, l’agitation aura duré une heure et demie, deux maxi, les derniers clients quittent la salle, on vérifie entre nous que tout est payé, ramassons les pourboires. Je descends la vaisselle, le reste des pâtisseries, finis de débarrasser la salle du haut, Ludo retourne en bas, Paul compte les chèques et les tickets restau ; ma mère déjeune avec mon père, je remets les nappes et les couverts, balaye, j’ai un quart d’heure de pause, après, c’est la caisse jusqu’à dix-sept heures trente.

 

 

2

 

Périph argenté, givre brillant, guirlandes de phares rouges et jaunes et blancs dans la brume des pots d’échappement, la moto trace dans la nuit à travers les automobilistes au pas, j’ai trois blousons, deux pantalons, trois paires de chaussettes, deux paires de gants, il doit faire moins dix, l’air gelé pénètre le casque, le nez dégouline sous la cagoule, les doigts au bout des freins et de l’embrayage s'ankylosent. Sortie Porte de Clignancourt, les voitures s’entassent au carrefour, les accès à la station de métro sont fermés, aucun bus ne circule, les piétons marchent en longues files déliées sur le trottoir ; sur le boulevard, au milieu des voitures, j’invente un chemin parmi le labyrinthe de pare-chocs, trouve une voie jusqu’au studio. Coup d’épaule dans la porte capitonnée, cymbales et caisse-claire sous le bras, bières dans les poches, Sacha sur l'accordeur, Aurélien une canette à la main, ne s’attendaient pas à me voir, s’en félicitent, j’ai emprunté la moto de mon frère, c’est le bordel pour venir jusqu’ici. Je me déleste de l'équipement, on fait quoi ce soir ? le répertoire, je n’ai pas eu le temps de bosser tous les morceaux, pas de problème, ça me va, je règle la batterie, vire deux pieds, un tom, descends une bière, balance générale, le volume c’est OK. On commence par Del Silencio, avec l'intro cassée, l'ouverture ample, sa violence contenue, je cogne dur, faut que ça sonne sinon ce n’est pas la peine, signe de tête d’Aurélien pour me rappeler le break, Sacha en embuscade, tunnel sonore, retour à la surface, le morceau se déploie, prend son envol, le son enfle, rempli la pièce, les mesures se déroulent ; fausse agonie, soubresauts de notes et de crashs, on enchaîne avec Flesh, trop rapide, trop pop pour moi, je suis à la traîne, récupère le temps sur les syncopes du refrain, les doigts tirent un peu, les avant-bras chauffent, il faut que je respire correctement, j’imagine la voix absente, me laisse porter par elle. Longue gorgée de bière, c’est L’heure Vide, la basse commence, bondissante, la batterie dessus est une évidence, la rythmique forme un bloc compact que la guitare survole, harmonique, pour s’y recoller ensuite, abrasive. L’alcool chauffe le sang, les pieds se font plus véloces, les pédales répondent mieux, comme si le métal chauffé devenait plus flexible, même sensation avec le bois des baguettes, il paraît plus souple, se transforme peu à peu en extension naturelle des mains, en prolongement agile des doigts. Sacha est arc-bouté sur sa guitare, éructe les accords saturés, détache une à une les notes claires, replonge tête-bêche dans la saturation, Aurélien, menton sur la clavicule, les yeux rivés sur le manche, ondule sur la basse. Une baguette qui casse, encore une, je cercle trop les coups, j’en saisis une autre avant qu’ils ne s’en rendent compte, le dos se dénoue, je ne me contente plus de marquer le temps, je le crée : c’est une matière élastique que je modèle pour le soumettre aux autres. Nouveau morceau, le son monte encore, Sacha est pris de convulsions, libère dans des spasmes des cris stridents qu’il broie sous le pied à la pédale, Aurélien martyrise ses cordes, se livre lui aussi à la distorsion, jette des regards de petit diable, il ricane, me désigne d’un mouvement de sourcils Sacha qui part en torche. Les éléments de la batterie sont maintenant des organes du corps, tout bouge en moi, s’agite, je suis fait de peaux et de cerclages, de vis et de bois travaillé, de ressorts et d’écrous, je sonne, je tonne, je tempête ; la grosse-caisse résonne dans le ventre, les toms dans les côtes, la caisse-claire frappe la tête, les cymbales vrillent les oreilles, tout vibre et tremble, je sue, c’est du sport, de la mécanique, de la sorcellerie. Sacha, bouche écumante, se révulse, la basse est trop forte, tout comme la batterie, à cette allure on finira tous sourds, la chaleur a gagné le studio, c’est une fournaise, on dégouline de partout, la sueur pique les yeux, brûle la peau, rend les instruments poisseux, c’est un enfer, un haut-fourneau en plein hiver, je frappe, je pilonne, Aurélien martèle, Sacha a cassé une corde, l’arrache du poing, continue comme si de rien n'était ; les gamelles des amplis au bord de la rupture vrombissent, le morceau se termine dans une apocalypse de larsens et de dissonances, coups de pieds sur les pédales, le silence se fait, les amplis ronflent, les oreilles sifflent. Changement de corde, ré-accordage, la lumière est trop crue, je dévisse une ampoule pour Duende, le gros morceau du répertoire, selon Kader un fado, pour nous un flamenco impossible. Je reprends mon souffle, Sacha ouvre, accords tendus, les poils se dressent sur les bras, la nuque, Aurélien frotte les cordes au zippo, ça grince, gémit, implore, la tension grimpe à chaque mesure, tonnerre, déflagrations, cavalcades de coups, détonations, je roule, percute à contretemps, démembré, laisse filer, Aurélien a posé le briquet, reprend le médiator, va entrer pour de bon, et moi avec lui, je saisis les baguettes, à l’envers pour qu’elles aient plus d’attaque, encore un instant, derniers regards, ça éclate, on est déjà à fond, Aurélien et moi matraquons la cadence, soudés l’un à l’autre, les médiums acérés découpent le sternum, ouvrent le torse en deux, touchent droit au cœur ; les basses secouent les intestins, retournent l’estomac, c’est un raffut, une furie, de la sauvagerie. Sacha descend sur le manche, la guitare hurle, la peau se rompt, la chair se tord, libère les nerfs à vif ; le rouge envahit la pièce, le feu a pris, Sacha ne touche plus le sol, il lévite au-dessus porté par le son, je tape plus fort, je suis au maximum, je cogne encore plus dur, accélère, je ne peux pas lâcher le moindre lest, les articulations des index et des poignets me font mal, les mains cuisent sous le frottement du bois, des crampes naissantes me tétanisent les muscles ; il faut tenir jusqu’au bout, jusqu’à la rupture s’il le faut, le tom-basse s’écroule, un pied a cédé, le tilter ne tient plus depuis longtemps, la ride incontrôlable se déforme sous les coups, la crash virevolte dans tous les sens ; les peaux distendues ne me renvoient plus les baguettes, elles s’enfoncent, frappent les cerclages, glissent au bout des doigts, le sang gicle, j’ai dû m’ouvrir quelque part sur le métal, on bastonne, à s’en rompre les os, le sol tremble, je ne vois plus rien, le feu sort de mes poumons, râles de soufre, cri asphyxié, final en apnée, le cœur tambourine contre la poitrine, prêt à jaillir, galop de la grosse-caisse, crescendo infernal, le vacarme explose, se fracasse contre les murs. Résidus de vibrations, résonances, silence ahurissant, moucheté rouge sur la peau blanche de la caisse-claire, tympans douloureux, persistance suraiguë à l’oreille gauche, quelqu’un reveut une bière, hébétude, quelle version, majeur ouvert, ils ont des pansements à l’accueil, quand est-ce que Kader doit arriver ? pas eu au téléphone, jusqu’à quand les grèves ? comment ça pèle, pour le concert ça risque d’être galère, finalement Alain n’est pas passé, il devait nous montrer les affiches, je revisse le tom, range les cymbales, me rhabille, tu viens au bar avec nous ? mon oreille siffle vraiment.

L'intégralité du roman est disponible en numérique sur :

 
 
 

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

La course aux étoiles
Disponible à l'achat
en numérique
auprès des librairies en ligne :

 

 

 

 

 

Abonnez-vous à la newsletter

>> Switch from mobile to full layout >> Switch from full layout back to mobile